Destins.
Pieds nus sur la banquise, leurs mains entrelacées, les deux enfants contemplaient leurs avenirs. Le ciel s’était paré d’or et de mauves, absorbant parfois les nuages dans leurs couleurs cristallines. Su et Mi se taisaient, leurs corps unis d’une seule étreinte, leurs yeux à jamais perdus dans des images inaccessibles à d’autres qu’eux... Ils vivaient enfin, après avoir tant survécu. La délicatesse de la coupe vestimentaire de la princesse ne jurait plus avec les haillons du mendiant, car leurs sourires les habillaient mieux que tout artifice. Derrière le couple, les monstres pétrifiés semblaient lutter contre leurs cages de pierre, hurlant dans une affreuse immobilité. Sortant de sa transe comme on émerge d’un rêve heureux, Mi, un sourire inaltérable au bord des lèvres, émit une légère pression sur la main délicate qu’il enlaçait ; Il était temps d’accomplir la prophétie qui le libèrerait de son destin.
Sereins comme jamais auparavant, des larmes de bonheur et de fatigue faisant la course sur ses pommettes, le jeune garçon attira Su contre son corps brûlant. Les ailes se déployèrent, plus vives qu’à leur premier vol, excitées par les pensées puissantes de leur porteur. Sur l’horizon, un corps ailé s’élevait de la froideur, quelques Taki se déformant de surprise et de peur.
Survolant l’Îlot, les deux enfants s’aperçurent du contraste entre sa base et sa surface. Alors que l’une était un mélange complexe et aléatoire de stalactites bleues et argentées, l’autre était aussi lice qu’un soupir expiré... Mi parvenait difficilement à détacher ses yeux de la princesse, trop heureux de la serrée dans ses bras, et, il lui fallut un courage immense pour enfin se décider à atterrir sur le rocher en lévitation. Comme si elle ressentait la même attraction, Su ne quitta pas tout de suite l’étreinte du jeune garçon... pour enfin s’éloigner de son protecteur. Rien ne perturbait la surface de l’Îlot des Nuées, hormis un petit autel en son centre, de la même couleur bleue noire que le reste du sol. Des vagues de chaleur montaient de la pierre, de plus en plus fortes à mesure qu’ils se rapprochaient de l’autel. La température devenait insoutenable, à tel point qu’ils avaient l’impression d’inspirer des braises ardentes dans leurs poumons, mais Su et Mi avançaient, persuadés qu’ils trouveraient des réponses au centre de l’Îlot...
Et ce fut le cas...
L’autel n’était autre qu’une pierre de vérité, comme celle de son grand-père. Mi frissonna de tout son corps, effrayé par ce qu’il allait y découvrir. Comme la première fois, il fut enveloppé d’une lumière blanche, tant et si bien que plus rien n’existait sinon la pierre, lui et... Su ! Alors que sa précédente expérience l’avait isolé du reste du monde, Su était là, toujours accrochée à son bras et tout aussi apeurée que lui.
Puis la même voix résonna dans leurs deux esprits, absolue et inéluctable.
« Vous êtes les enfants de ces terres. Mi, c’est toi qui as arrêté les monstres de pierre, par la volonté de protéger ta compagne, car tu es la grandeur d’âme et la folie du Rêve. Su, c’est toi qui as permis à ton compagnon de voler aussi haut et si vite car sinon, ses ailes se seraient épuisées avant qu’il n’atteigne mon sol. Tu es la profondeur et la passion du Rêve. Mi, c’est moi qui t’ai appelé ici pour que tu échappes à ton destin de solitude. Ainsi, je t’ai conduit à Su, pour que tes derniers jours soient pleins de vie. Mon garçon, tu vas bientôt quitter tes amis, ta famille et ton amour. La pierre de vérité t’a choisi pour que tu nourrisses le Rêve. Su, j’ai conduit Mi le long de tes pas pour que jamais tu ne puisses l’oublier. Ainsi, tu seras la mémoire des terres pour que toujours survive l’espoir et l’envie de rêver. »
« Ne pouvons nous pas rester ensemble ? » Su et Mi avaient parlé d’une même voix, leurs corps commençant à se fondre l’un dans l’autre, comme s’ils avaient été transparents.
« Tous les onze ans, un enfant doit rejoindre l’essence même de la terre, pour la nourrir de ses rêves, s’il ne le faisait pas, le monde perdrait ses couleurs puis sa lumière pour n’être plus qu’obscurité, réalité. Cependant, il faut qu’un second enfant le chérisse à jamais sur terre. Pour que le rêve ne soit pas oublié. L’un nourrit, l’autre se souvient. »
« Pourquoi onze ans ? » Leurs corps n’étaient plus qu’une seule entité, leurs voix se mélangeaient pour n’en créer plus qu’une seule.
« Parce que tout s’oublie. Même un être cher. Même un amour. Tout s’oublie. Passé ces onze années, les souvenirs s’amoindrissent, s’effacent un peu jusqu'à disparaître complètement. Vous devez nourrir le Rêve mes enfants, pour que le monde continue de
vivre. »
Alors la voix s’éteint pendant que la lumière perdait de sa puissance. Su était endormie, recroquevillée sur elle-même comme si elle avait atrocement souffert... ce qui devait être le cas. Mi pleurait à cœur ouvert, inondant le corps de son jeune amour d’un lit de larmes. Puis des cris retentirent, pleins d’accents musicaux et des Oiseaux-vagues se posèrent sur l’Îlot, entourant les deux enfants de couleurs féeriques. Le jeune garçon comprit qu’ils étaient là pour son amie. Il s’éloigna un peu, laissant les créatures colorées envelopper la princesse, puis, dans un grondement puissant, elles s’unirent pour former deux ailes immenses autour du corps endormi.
Mi se détourna, trop mélancolique pour regarder la jeune fille partir et marcha jusqu’au bord de l’Îlot. Soudain, il fut envahi complètement par une douce chaleur, désormais convaincu qu’il faisait ça par amour. Oubliant son vertige, il se tint au seuil du vide, dominé par l’océan... puis sauta.
A l’approche du petit corps, la vaste étendue d’eau cessa de tempêter jusqu'à ne plus être qu’un miroir liquide titanesque. Au contact, il traversa la surface comme s’il n’y avait rien, s’enfonçant dans l’océan jusqu’à disparaître vers le Palais des Rêves, profondément englouti.
Mi n’avait plus peur, heureux de survivre à jamais dans la mémoire de son aimée.
Su se réveilla quelques heures plus tard, transie de froid. Quelques Taki la surveillait, changeant de forme à force de questions sur le petit être sur la banquise. Les deux monstres de pierre l’entouraient, ayant repris leurs vies depuis la disparition de Mi...
C’est alors qu’elle se souvint. La banquise, l’Îlot, la pierre de vérité... Mi qui devait se sacrifier... Elle s’effondrait en larmes quand une voix s’imposa avec douceur au cœur de son esprit... C’était lui ! Un sourire vint naître sur les lèvres de Su, qui comprit alors qu’ils ne pouvaient être séparés. Pour aucune raison. Jamais.
Au fond d’elle, au fond même de la terre, elle savait qu’il souriait aussi, leurs pensées confondues grâce au Rêve. Les terres de Sumi vivraient. Par amour.
Mage. Fin octobre, début novembre 2006
Accueil 
