Souvenirs.
Leurs yeux confondus, des pensées jaillirent dans leurs esprits. Des images, des passés, des cris, des pas, quelques larmes, mille sourires.
Su sommeillait pendant une réception affreusement mondaine, coincée entre sa mère la reine et une colonie de nobles hypocrites. Elle n’avait pu se soustraire à cette torture, obligée par ses responsabilités futures. Suite à ses bâillements excessifs, la souveraine lui permit quelques instants de repos en lui proposant de jouer avec d’autres bambins. Su contint difficilement sa joie et, couvée par le sourire bienveillant de sa mère, elle quitta son fauteuil. Parvenant à décliner toutes les propositions de jeu que les enfants de nobles lui faisaient, trop heureux de voir une couronne rejoindre leur cercle, elle arriva enfin à sa destination voulue. Adossée à une grande baie vitrée, elle contempla tout ce qui pouvait l’être. Cette salle était modeste en comparaison de l’ensemble du Château des Murmures. Le plafond était couvert de mots tressés les uns aux autres. Su avait demandé au Peintre de la cour pourquoi aucun mot n’était lisible correctement, et celui-ci lui avait répondu, en lui faisant promettre de ne pas le répéter, que les mots n’importaient pas car seule l’image qu’ils formaient devait avoir un sens. Su n’avait pas compris alors, mais elle avait souri, heureuse d’être dans le secret du Peintre. Sortant de ses rêveries, elle commença à détailler, par habitude, les sculptures effrayantes qui faisaient office de gardiens. Ces ouvrages reposaient sur un sol de Marbre-Vie ; La pierre étant animée de couleurs diffuses, parcourant sans logique la surface plane. Car ce monde n’était que rêve. Su continuait d’offrir à ses yeux les merveilles de sa demeure, quand un bruit sourd alerta tous ses sens. Pas un seul des convives n’avait esquissé le moindre mouvement, pourtant elle était sûre de ce qu’elle avait entendu et... senti. Quand elle fut certaine de ne pas être épiée, elle pivota lentement sa tête pour regarder au dehors, bien que ça lui fût interdit. Le Peintre lui avait confié que les peuples du Château des Murmures ne devaient pas regarder vers l’extérieur, sous peine d’être attiré dans le monde sans Rêves. Alors elle le vit. Collé contre la baie, les yeux autant écarquillés que les siens, un enfant se tenait sur le chemin de ronde, des sortes d’ailes sur le dos, absorbé dans la contemplation de la pièce intérieure. Lorsqu’il s’aperçut être lui-même examiné, il émit un cri que la baie étouffa, puis il couru se cacher derrière le parapet, en suspend au-dessus du vide. Sans vraiment savoir pourquoi, Su voulait connaître le destin du jeune fou, ainsi, en prenant mille précautions, elle parvint à s’effacer de l’assemblée.
Pour la première fois de toute son existence, la princesse découvrait un autre monde que le Château. Elle comprit d’emblée qu’on lui avait menti, les rêves ne s’arrêtaient pas aux murs de l’édifice. Découvrant de nouveaux horizons, elle n’arrivait plus à contenir son excitation, tant et si bien qu’elle faillit oublier la raison de son escapade interdite. Le vent ébouriffant sa tignasse, l’étranger ressemblait aux pauvres dont le Peintre se servait pour ses premières esquisses, des adultes sans-le-sou qui aidaient l’artiste contre quelques misères. Su n’avait jamais imaginé qu’il existait des « modèles » si jeunes et en même temps... si charmants. Se perdre dans sa contemplation revenait à tenir un songe au bout de son éveil. Elle ne pu dire un mot. Le garçon, sûrement moins méfiant depuis qu’il avait identifié son visiteur, se hissa en souplesse sur le parapet, en équilibre au-dessus du néant. Son sourire innocent lui donnait l’air d’être fou, perché ainsi sur le fil fragile de sa vie... Il approcha de Su qui n'indiqua pas la moindre frayeur. Enorgueilli par son courage, le garçon vint déposer un vif baiser contre la joue de la princesse, qui ne réussi pas alors à dissimuler sa gêne... Et avant de se retirer tout à fait, il glissa son prénom à l’oreille princière...
« Mi. »
Tout sourire, ce dernier lui indiqua les Brumes Eternelles au nord. Transpercées de rayons diaphanes, il semblait que le soleil devait percer un océan pour atteindre leurs iris. Su alla se lover dans les bras de Mi, laissant sa tête sur son épaule, sa chevelure couvrant la douce peau de l’étranger.
Des pas se précipitèrent dans le couloir qui menait au chemin de ronde, les gardes arrivaient ! Horrifiée, Su et Mi observèrent à travers la baie vitrée, les statues de pierre évoluer lentement sur le Marbre-Vie. Toutes les couleurs du sol pénétrèrent dans les sculptures, apportant à leur teint de cendre, un souffle impossible d’existence. Elles remuèrent, laissant des morceaux de pierre éclater jusqu’au sol, pour finalement se river vers le garçon ! De plus en plus vite, de plus en plus menaçantes, elles fondirent ensemble vers l’endroit où le jeune couple se tenait, arrachant des cris aux convives affolés.
Mi passa sa main autour de la taille de la princesse, bien décidé à ne pas se laisser faire, et, alors que la garde personnelle de la reine arrivait à leur niveau, il se laissa tomber dans le vide, la jeune Su fermement serrée contre lui et, pendant qu'elle hurlait en même temps de peur et de plaisir fou, Mi restait serein, déployant ses ailes et priant qu’elles ne soient pas trop endommagées par sa dernière mésaventure... Il se concentra plus fort encore, laissant ses pensées nourrir le mécanisme de battement, puis au bout d’une longue et douloureuse attente, les ailes commencèrent à se déchaîner, luttant contre l’attraction du sol, quelques centaines de mètres plus bas.
Plus haut, les soldats s’étaient penchés au-dessus du parapet pour observer le miracle. Deux masses floues sautèrent au dessus de leurs casques, plongeant à la poursuite des fugitifs. C’était les statues ! A présent, la pierre des articulations avait volé en éclat, les laissant libres de tout mouvement. Dans leurs yeux dansaient les flammes du Marbre-Vie, magie qui les animait. La première ressemblait à un homme géant muni d’une tête de loup, des bras immenses et terrifiants, la seconde était plus petite et plus menue, une femme magnifique à la peau de pierre, sculptée en écaille de reptile. Pendant leur lourde chute, l’ensemble de leur carapace grise vibra, se déforma, puis vint mouler dans leurs dos musclés, deux ailes aussi fines qu’un tissu. La poursuite commençait.
Mi n’avait jamais vu pareille créature, pas même dans les livres de son grand-père. Ce dernier était le sage de son village. Aux 8 ans du garçon, le vieil homme lui avait raconté l’histoire de sa légende. Il devait chercher la princesse des Murmures, l’amener ensuite devant le miroir des âmes pour espérer survivre. Sans ça, le chagrin de la solitude le briserait. A présent il avait 11 ans, ses trois dernières années l’avaient conduit ici pour finalement trouver le fruit de ses longues recherches. Personne ne lui avait expliquer que faire ensuite, mais il savait au moins où aller : Vers les Brumes Eternelles, où l’Îlot des Nuées se trouvait. Selon la légende, si la princesse plongeait dans l’Océan sous le rocher volant, elle trouverait le Palais des rêves, pouvant ainsi libérer Mi de son destin fragile. Celui-ci avait pensé forcer la princesse à plonger pour le sauver, mais c’était avant d’être confronté à sa beauté étouffante et sa grâce féline. Il ne savait plus quoi faire. Une brève tension dans ses muscles lui apprit que Su avait repris ses esprits. Les Brumes n’étaient plus très loin, mais il savait qu’il avançait moins vite que ses poursuivant, lesté par son fardeau humain. Un seul regard vers sa protégée lui redonnait des forces, bataillant contre le désespoir et la fatigue. Quelques mètres avant d’atteindre la banquise ! Seulement quelques mètres !
Mais les monstres du Château étaient sur eux.
Craignant de se faire déchirer par les griffes des prédateurs, Mi ferma ses paupières aussi fort qu’il le pouvait, sentant battre ses tempes au rythme de sa peur... Il atterrit lourdement sur le sol, essayant tant bien que mal de protéger la princesse avec son corps. La terre et l’herbe verte des plaines avaient laissé leur place à une glace solide. Bien que l’air n’ait pas refroidi, Mi savait qu’aux abords de l’Îlot des Nuées, le sol était froid et l’océan, qui commençait à quelques mètres seulement d’où il se tenait, était aussi chaud qu’un bon bain.
Des bruits étouffés rappelèrent l’enfant à la réalité. D’après la distance qui les séparait, le garçon savait que les statues vivantes venaient d’atterrir et qu’il allait enfin mourir. Tant pis, son combat contre le destin allait trouver sa fin ce soir. Dans les derniers rayons du soleil mourrant, Mi décida de regarder sa mort en face, Su étant de nouveau évanouie, étendue contre la glace. Très lentement, il se tourna, gelé de torpeur jusqu’aux os... Pour trouver les deux gardiens... aussi rigides qu’à l’origine ! La magie s’était évanouie, les couleurs chaudes désertant les yeux des créatures ! Alors il se souvint que la glace était l’élément contraire du Marbre-Vie, absorbant la flamme mystérieuse au lieu de l’insuffler. En se tournant à nouveau, il sourit de voir la princesse éveillée, debout mais un peu chancelante. Alors, émus jusqu’aux larmes, les deux enfants se prirent par la main pour se tourner devant les beautés infinies de Sumi, le monde des Rêves.
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